La condition de l'homme moderne Commentaire Hannah Arendt, dans la Condition de lâhomme moderne dont le titre anglais original est The human condition, Ă©tablit une triple caractĂ©risation de la condition humaine Lâexistence consacrĂ©e Ă la vita activa, lâhomo faber, lâanimal laborans, Ces trois caractĂ©risations sont marquĂ©s, respectivement, par trois activitĂ©s lâaction, la crĂ©ation dâĆuvre le travail. La modernitĂ© a, selon elle, vu le sacre de lâanimal laborans. Or, lâactivitĂ© de ce dernier, le travail, a engendrĂ© lâisolement des hommes par rapport aux autres et au monde. Dans le travail, lâhomme nâest uni ni au monde ni aux autres hommes, seul avec son corps, face Ă la brutale nĂ©cessitĂ© de la vie ». De cet isolement provient la rupture de la communication entre les individus, seule capable de produire entre eux de la distinction. LâuniformitĂ© et lâunitĂ© sont donc les caractĂ©ristiques majeures de la modernitĂ©. Cette uniformisation a Ă©galement eu pour consĂ©quence de modifier le sens de la politique. Hannah Arendt partage avec son mentor Martin Heidegger le mĂȘme souci de retour aux Grecs chez, les Grecs, son essence Ă©tait dâassurer la libertĂ© en tant que pouvoir-commencer », en tant que pouvoir de commencer par soi-mĂȘme une sĂ©rie, de rompre avec lâordre existant du monde. La politique Ă©tait mĂȘme envisagĂ©e, dans lâAntiquitĂ©, comme un art, ce qui conduit Arendt Ă faire de la polis le lieu oĂč la libertĂ© comme virtuositĂ© [peut] apparaĂźtre ». La politique Ă©tait une fin absolue. Chez les modernes, au contraire, elle est devenue un moyen au service de la conservation de la vie et la sauvegarde de ses intĂ©rĂȘts. La politique » au sens moderne est donc une perversion du sens originel de la politique, qui en faisait lâunique activitĂ© humaine digne une parodie. La politique nâest plus vue comme la rĂ©alisation de la libertĂ©, mais jugĂ©e Ă lâaune dâune fin que lâanimal a Ă©rigĂ© en valeur suprĂȘme le maintien de la vie. De sphĂšre de la libertĂ©, elle sâest transformĂ©e en champ de la nĂ©cessitĂ©. Dâagir, elle est donc devenue technique. La politique, domaine public opposĂ© Ă la sphĂšre privĂ©e, est dĂ©sormais considĂ©rĂ©e comme ce qui garantit la libertĂ© hors de sa sphĂšre. Autrement dit, la modification du sens est une ruine de son sens en ce quâelle signifie le dĂ©pĂ©rissement du domaine public. Or, lâatrophie de lâespace public a eu pour corollaire lâhypertrophie de lâespace privĂ© qui a menĂ© Ă lâempire de la nĂ©cessitĂ©. Selon Arendt, vivre uniquement dans la sphĂšre privĂ©e implique la privation de monde et de rĂ©alitĂ©, la coupure avec autrui. Autrui devenu absent par la modernitĂ©, caractĂ©risĂ©e par la une sociĂ©tĂ© de travailleurs isolĂ©s les uns des autres, la rĂ©alitĂ© du moi et celle du monde nâest plus tangible puisque le monde ne peut ĂȘtre compris que dans la mesure oĂč plusieurs en parlent et Ă©changent mutuellement leurs opinions et leurs perspectivesâ. Sans autrui, autrement dit sans discussion, lâaliĂ©nation par rapport au monde est totale, le monde devient absurde, vide de signification. Cette rupture de communication entre les hommes, Arendt la nomme dĂ©solation ». Or il est intĂ©ressant de constater que les analyses menĂ©es par Arendt sur le totalitarisme et celle sur la modernitĂ© coĂŻncident en de nombreux points. Lâanimal laborans, ĂȘtre a-politique, a proprement dĂ©sertĂ© le monde, alors que lâhomme de lâagir lâhabitait il est un ĂȘtre dĂ©solĂ© ». Cette critique, radicale, de la modernitĂ© va servir Ă Ă©clairer la thĂ©orie arendtienne de lâespace de lâapparence. Cette modification du sens de la politique a prĂ©cisĂ©ment bouleversĂ© et dĂ©truit lâespace public. La modernitĂ© a fait primĂ© le travail sur lâaction. Arendt caractĂ©rise celle-ci comme la seule activitĂ© qui mette directement en rapport les hommes, sans lâintermĂ©diaire des objets ni de la matiĂšre, correspond Ă la condition humaine de la pluralitĂ©, au fait que ce sont des hommes et non pas lâhomme, qui vivent sur terre et habitent le monde ». Lâaction, expression de la libertĂ©, se distingue du faire, modalitĂ© de lâutilitĂ©, et du travail, activitĂ© soumise Ă la nĂ©cessitĂ©. La pluralitĂ© humaine, qui sâincarne par lâaction, repose sur lâidentitĂ© et la diffĂ©rence des individus. Car dâune part lâĂ©galitĂ©, qui sâoppose pour Arendt Ă la conformitĂ©, permet aux hommes de communiquer, de se communiquer, et dâautre part la distinction des ĂȘtres liĂ©es Ă la diversitĂ© de leur place dans le monde. Lâespace du paraĂźtre, espace intermĂ©diaire câest-Ă -dire un entre-deux [qui] relie et sĂ©pare en mĂȘme temps les hommes », nĂ©cessite non seulement lâaction, mais aussi la parole Lâaction muette ne serait plus action parce quâil nây aurait plus dâacteur ». LâidentitĂ© de celui qui agit ne peut Ă©merger sans la parole, de mĂȘme que le sens de son action. Elle rend possible lâespace public en ce quâelle permet alors lâĂ©change entre individus. La polis », quâArendt Ă©rige en modĂšle dâespace public, est le systĂšme le plus bavard de tous » et repose ainsi sur la persuasion et la discussion plus que sur la contrainte et la violence. A la puissance, produit de lâunion de lâaction et de la parole, sâest substituĂ©e la violence dans les espaces publics modernes. Arendt, en identifiant le silence, le secret et la modernitĂ© politique, opposĂ©s frontalement Ă la polis, jette le discrĂ©dit sur la politique, qui Ă©tait au dĂ©part le lieu de la parole et de lâaction, le transformant alors en lieu de la violence et du silence. Conclusion sur la condition de l'homme moderne Arendt et la haine de la modernitĂ© En parallĂšle dâune modĂ©lisation thĂ©orique de lâespace public, lieu oĂč la parole libre entre une pluralitĂ© dâhommes libres sâĂ©change une pluralitĂ© dâidĂ©es dans une confrontation libre, Arendt conclut que la modernitĂ© a anĂ©anti ce modĂšle de vie politique. Il importe maintenant de voir quels sont les soubassements et les intuitions de cette conception. Ce qui frappe en effet dans toute lâĆuvre de H. Arendt, câest la rĂ©fĂ©rence permanente aux Grecs, et dans une moindre mesure aux Romains, rĂ©fĂ©rence quâelle Ă©rige en modĂšle indĂ©passable de la politique les hommes nâont jamais, ni avant ni aprĂšs, pensĂ© si hautement lâactivitĂ© politique et attribuĂ© tant de dignitĂ© Ă son domaine » Ainsi, le jugement de Arendt est sans appel la modernitĂ© nâest quâune dĂ©pravation de lâactivitĂ© politique. De garant de la libertĂ©, elle est devenue moyen de conservation de la vie, autrement dit intervenant dans une sphĂšre autre que la sienne, tirant sa lĂ©gitimitĂ© ailleurs quâen elle-mĂȘme. De condition de possibilitĂ© de la communication entre les citoyens, seule capable de construire un monde commun, la politique sâest technicisĂ©e, ce dont tĂ©moigne, selon Arendt, lâĂ©rection du secret en systĂšme de gouvernement, sous forme dâun principe dâopacitĂ©, elle a Ă©tĂ© instrumentalisĂ© au profit de la nĂ©cessitĂ© biologique. Or cette dĂ©perdition de sens, dont est responsable la technicisation de la politique, sâest directement rĂ©percutĂ©e sur lâespace du paraĂźtre. Le modĂšle de lâecclĂ©sia sâest effacĂ© pour laisser place Ă des gouvernements reprĂ©sentatifs, Ă lâĂ©gard desquels Arendt est mĂ©fiante. Ces derniers sont fondĂ©s, certes, sur une limitation de leur pouvoir, mais cette limitation nâa pas pour but de permettre lâactivitĂ© politique des citoyens, puisque les gouvernements ne garantissent quâune libertĂ© privĂ©e. Toute idĂ©e de gouvernement signifie pour elle une Ă©vasion, une fuite de lâaction. Par consĂ©quent, les gouvernements parlementaires, et Ă travers eux toute la modernitĂ© politique, participent de la destruction du modĂšle de lâecclĂ©sia grecque. Le secret, comme principe dâopacitĂ©, a ruinĂ© lâactivitĂ© politique au profit de lâassentiment muet des masses. Le mutisme du pouvoir engendre celui du public, condamnĂ© Ă la passivitĂ© dans le domaine public et une libertĂ© dâordre privĂ©e. En faisant du silence le caractĂšre structurel de la modernitĂ© politique, il faut se demander si, en creux, ne se cache pas la volontĂ© de soumettre la sociĂ©tĂ© au rĂ©gime de la transparence, comme hypertrophie dĂ©naturante de la publicitĂ©, au sens oĂč rien ne devrait pouvoir ne pas ĂȘtre immĂ©diatement visible ? Cette transparence ne porterait-elle aucune violence ? Lâidentification arendtienne du silence et du secret nâest-elle pas excessive ? Ne peut-on pas imaginer un dĂ©calage entre lâaction politique et sa publicisation, ou mieux encore entre la rĂ©flexion et lâaction proprement dite ? Lâaccusation portĂ©e par Arendt contre lâespace public, celle dâĂȘtre le lieu dâexercice de la raison technique au service du maintien de la vie, ne la fait-elle pas tomber dans une catĂ©gories de critiques ayant pour dĂ©nominateur commun le rejet dĂ©finitif de la modernitĂ©, en laquelle il nâest rien Ă espĂ©rer, voire Ă penser que de nĂ©gatif ? Ainsi, malgrĂ© le vivant plaidoyer de Arendt pour lâespace public, il semble difficile de lui porter crĂ©dit dans le cadre qui nous occupe. Le modĂšle quâelle nous propose est un paradis perdu. Perdu car dit-elle, les choses se sont tellement modifiĂ©es depuis lâAntiquitĂ©, oĂč politique et libertĂ© Ă©taient identifiĂ©es, que dans les circonstances modernes elles doivent ĂȘtre complĂštement sĂ©parĂ©es lâune de lâautre ». En rĂ©sumĂ©, dĂ©coupler libertĂ© et politique, câest vider le contenu de la libertĂ©, faire de la sphĂšre politique une caricature de ce quâelle a Ă©tĂ©, et partant, ruiner tout vĂ©ritable espace public, du moins comme lieu de participation effective du public au pouvoir. La position arendtienne est donc proprement nostalgique et rĂ©actionnaire elle valorise lâespace public, non comme existant, mais comme ayant existĂ© et ne pouvant plus exister, tel quâil fĂ»t et ne peut plus ĂȘtre. Elle ne donne aucune solution pour rompre avec la violence et le silence quâelle identifie avec la modernitĂ© politique.
. 92 328 347 459 186 449 77 314